L’intelligence artificielle est entrée dans nos vies. Elle s’invite dans nos outils quotidiens, dans nos logiciels métiers, dans nos réunions et parfois même dans nos réflexions stratégiques. On en parle, on teste, on explore, on s’émerveille… ou on s’inquiète.
Mais si cette vague technologique fascine autant, c’est peut-être parce qu’elle touche à quelque chose de plus profond. Une intuition émerge : ce que nous vivons aujourd’hui n’est qu’un prélude. L’intégration de l’IA générative — aussi spectaculaire soit-elle — n’est qu’une première étape, un passage obligé.
La véritable transformation, elle, reste à inventer.
Ce que l’on observe actuellement dans les entreprises est enthousiasmant : les collaborateurs testent ChatGPT, explorent Copilot, génèrent du contenu, des résumés, du code, des idées. Les DSI activent les fonctions augmentées dans les outils bureautiques ou métiers. La curiosité monte. La culture générale de l’IA s’élève.
Tout cela est utile. Nécessaire même. Car c’est un déclencheur.
Mais il faut rester lucide : malgré l’adoption croissante, les organisations, elles, ne bougent pas (encore). On ajoute un assistant, un bouton “générer”, un résumé automatique… mais on touche peu aux processus, aux logiques de décision, aux rôles, ni au sens du travail.
L’IA agit ici comme un révélateur. Elle expose les lenteurs, les inerties, les routines absurdes. Elle provoque un petit vertige… Et c’est justement ce vertige qui peut devenir fécond.
Les usages que nous développons aujourd’hui relèvent encore de l’expérimentation, de l’optimisation à la marge, ou de la productivité personnelle. Ils nous font gagner du temps, de l’énergie, parfois de la qualité. Mais ils ne redistribuent pas les cartes.
Et pour cause : l’entreprise reste structurée selon des logiques anciennes. Les métiers sont cloisonnés. Les décisions sont lentes. Les rôles sont figés. Les collaborateurs n’ont pas forcément la place, ni le cadre, pour réinventer.
Il faut aussi reconnaître que les IA ne sont pas assez déterministes pour remplacer des processus en confiance.
On injecte des doses d'IA dans une machine déjà complexe, sans la repenser.
Mais ce que nous faisons aujourd’hui — acculturation, premiers usages, exploration des cas d’usage — est indispensable. Car c’est le préalable à quelque chose de plus grand. Un socle commun. Une montée en conscience. Une respiration avant le saut.
Il y a une croyance, tenace : qu’une technologie transforme naturellement l’organisation qui l’adopte. Rien n’est plus faux. L’histoire récente nous l’a montré : ERP, CRM, cloud… tous ces outils promettaient une révolution. Ils ont souvent abouti à de la déception, voire à une complexification.
Pourquoi ? Parce que la technologie ne transforme rien si l’organisation ne veut pas être transformée.
Installer un assistant d’IA sans revoir les processus, c’est comme brancher un moteur électrique sur une vieille charrette. On gagne un peu de puissance, mais le système reste bancal.
Le vrai levier, ce n’est pas l’outil, mais le design du travail.
Je suis convaincu d’une chose : la réorganisation viendra. Tôt ou tard. Pas uniquement parce que les outils le permettent, mais parce que les usages, les mentalités et les attentes évoluent.
Nous avançons vers un modèle où l’IA deviendra un partenaire stratégique, intégré aux flux de décision, à la gestion du temps, aux rôles des collaborateurs. Pas comme un gadget, mais comme un catalyseur de simplification, d’agilité et de réhumanisation.
Les signaux faibles sont là :
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Des entreprises qui fusionnent IT et RH, reconnaissant que le véritable enjeu de l’IA n’est pas technique, mais humain et organisationnel.
Des équipes qui repensent leurs processus autour de l’IA, et non l’inverse.
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Des réflexions qui émergent sur le travail augmenté, la décision augmentée, le management augmenté.
Dans ces modèles émergents, l’humain ne disparaît pas. Au contraire. Il reprend un rôle central : poser l’intention, formuler les objectifs, arbitrer, donner du sens.
Finalement, la véritable promesse de l’IA n’est pas de tout faire à notre place. Elle est de nous libérer de ce qui nous encombre, pour nous permettre de réinvestir ce qui compte :
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Travailler moins mais mieux,
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Décider plus vite et plus juste,
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Créer, relier, transmettre,
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Être plus utile à l’équipe, à l’entreprise, à la société.
Cette réinvention est structurelle, pas fonctionnelle. Elle interroge :
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Le sens du travail,
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Le rôle des managers (créateurs de contexte, non distributeurs de tâches),
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La valeur des compétences (capacité à dialoguer, à explorer, à arbitrer dans l’ambigu),
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La façon dont on évalue la performance, le collectif, la contribution.
Nous n’en sommes qu’au tout début de cette réflexion. Et l’IA peut, si elle est bien intégrée, accélérer cette mutation.
Je le dis souvent : l’IA n’est pas (seulement) un sujet pour l’IT. Elle touche au cœur même de l’organisation humaine.
Ce sont les RH qui doivent s’emparer du sujet, avec les directions générales :
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Pour accompagner les collaborateurs,
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Pour reconfigurer les métiers,
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Pour repenser les rôles, les interactions, les trajectoires,
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Pour insuffler une culture de l’expérimentation, de l’apprentissage continu.
L’IT fournit la base technique. Mais c’est l’humain qui donne la direction. Et parfois, c’est justement l’IT, prisonnière de ses cadres et de ses cycles, qui devient un frein à cette transformation.
Il est temps d’ouvrir un nouveau dialogue entre technologie, stratégie et humanité.
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Former, mais former autrement
Pas des tutoriels sur “comment utiliser Copilot”, mais des parcours pour apprendre à raisonner dans l’incertitude, à formuler des intentions, à dialoguer avec une IA, à croiser les réponses.
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Repenser les flux de travail
Pas seulement insérer un assistant IA dans un process existant, mais questionner : ce flux est-il encore pertinent ? Que cherche-t-on à créer ? Peut-on le simplifier, le fluidifier ?
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Faire émerger des équipes mixtes, hybrides, exploratoires
RH + métiers + IT + utilisateurs. Avec un cadre clair pour tester, prototyper, ajuster.
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Porter une vision claire
L’IA ne doit pas être intégrée “parce que tout le monde le fait”. Elle doit répondre à une ambition claire, lisible, enthousiasmante.
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Créer une culture de la discussion, de la transparence, de la confiance
Car sans cela, l’IA génère plus de peurs que de progrès.
L’intégration actuelle de l’IA, dans nos outils, nos logiciels, nos pratiques, est une bonne nouvelle. C’est la première brique. Un passage obligé.
Mais l’ambition ne peut s’arrêter là. Ce que nous construisons aujourd’hui — en termes de culture, d’usages, de conscience — n’est que le prérequis d’une transformation plus large, plus vertueuse. Une transformation qui interrogera le sens, le rôle, la manière dont nous organisons le travail et la société.
Ce changement ne sera pas brutal. Il ne doit pas être angoissant.
Il doit être lucide, progressif, et profondément humain.